Montréal, Québec




Paris, France




Les sentiments du
colophon


par Michèle Champagne



La promesse d’« optimiser » l’expression humaine n’est pas qu’un mythe. Le capitalisme occidental défend cette pro­messe et elle pourrait vraiment se réaliser, mais seulement si l’on croit à une valeur particulière : une joie simplifiée qui passe par la surproduction du bonheur et du désir.

Bien sûr, il est aisé de railler cette valeur. Elle était pourtant au cœur du Forum économique mondial de Davos en 2014. Rappelé par William Davies dans The Happiness Industry, les économistes et les entrepreneurs faisaient leurs présentations devant des surfaces tapissées de logos, d’apps de bien-être et d’indices de cités heureuses1. Lorsque les doyens de l’éco­nomie adoptent une idée avec autant d’enthousiasme, il est bon de s’inquiéter – entre autres parce que les critiques de William Davies, Lisa Feldman Barrett, Safiya Noble ou Luke Stark soulignent que ces apps, leurs algorithmes, leurs logiques de classification et de reconnaissance des émotions, s’inspirent souvent des sciences obsolètes et même racistes, comme la physionomie. C’est dans ce cadre – celui du commerce et de la culture visuelle moderne – que prend vie l’art d’Adrien Guillet.

De nos jours, le trait fondamental de l’optimi­sation, au grand chagrin de Max Weber, semble être l’excès d’émotion. On le sait, Weber a souligné la valeur du labeur, de l’esprit d’épar­gne, et de l’efficacité dans son traité d’écono­mie politique, L’Éthique protes­tante et l’esprit du capitalisme, publié en 1904. Le début du 20e siècle est loin derrière et ses thèses ne tiennent plus. Les doyens n’ont que faire de sa pensée – en vérité, ils s’en sont depuis longtemps éloignés. Depuis les années soixante, le capitalisme s’est abandonné à une « économie du savoir », qui repose, d’une part, sur les actifs incorporels, les brevets et la propriété intellectuelle, et d’autre part sur un engagement émotif intense par le truchement des identités de marque et du service aux consommateurs, de l’art et de l’architecture de tourisme, des industries du bonheur et du bien-être.

L’enchevêtrement de « l’économie des données » et de l’économie du savoir ouvre à un capita­lisme qui puise son élan dans les cadres d’Amazon qui « partagent » le profilage psyché de leurs consommateurs à des fins publici­taires. Cette dyna­mique repose également sur l’optimisme émotif des négo­ciants en bourse qui spéculent sur des bulles immo­bi­lières2, manipu­lant les nouveaux marchés comporte­mentaux et contribuant ainsi à une concen­tration irrationnelle des richesses qui ne semble pas récompenser le labeur. Ou certainement pas le dur labeur de la majorité. La montée, évoquée par Eva Illouz, du « capitalisme émo­tionnel3 » et la croissance des inégalités sont tout ce qu’il y a de plus réel. C’est d’ailleurs ce que Thomas Piketty a évoqué de main de maître dans Le Capital au XXIe siècle, publié en 2014. Et c’est à tout cela que tient le chagrin de Weber.




Détail de La Conscience de Picasso
Pin’s Citroën Xsara Picasso





Pour sa part, l’Internet commercial produit cette joie simplifiée en vrac : art amateur des usagers, banques d’images, ban­nières publici­taires, boutons like, amitiés à cocher, cookies et clickbait. Tout y est. Arnaques publicitaires et surveillance. Enchères en ligne, tableurs et psychométrie. Les outils de marketing numé­rique englobent tout : cités « intélligentes », conspirations Facebook et capsules Nespresso. Les bannières encadrent même les écrits d’Esse et de C Magazine sur l’art, la précarité et le postcolonialisme.

Le capitalisme et Internet pourraient être autre chose, mais le design de ce site Web reflète leur état actuel, leur forme curieuse et crue.

Ce site est aussi le portfolio d’Adrien Guillet, artiste breton qui travaille entre Paris et Montréal. Sa pratique conceptuelle trace des aller-retours entre art et commerce, mais aussi entre barbouillage et branding haut de gamme, guérison person­nelle et marketing médical. Sa pratique circule également entre la peinture, l’installation, la sculpture et la vidéo – de ces pratiques médiatiques flexibles qui sont la marque de com­merce des âmes sensibles à la célérité de l’iconographie numérique.

Sans Titre (Air Transat) transforme la couver­ture de voyage en de nouveaux tableaux de souvenirs et de paysages aqua­ti­ques. Miracle, à la fois dessin, installation et sculpture sonore, em­prunte à l’identité de marque de La Roche-Posay pour explo­rer, avec un humour acerbe, les cures thermales. La conscience de Picasso est un frottage au graphite de la sépul­ture de Marcel Duchamp, un salut à son œuvre conceptuelle. Elle renvoie aussi à l’observation attribuée à Nicolas Calas, qui aurait suppo­sé­ment affirmé que « Marcel Duchamp est la conscience coupable de Picasso ». Ce frottage, quand il est exposé, est délicatement suspendu au mur par quatre pin’s promotionnels pour la Citroën Xsara Picasso, une cinq-portes tout-terrain compacte très populaire.

Le site Web est conçu par Adrien Guillet et moi-même, Michèle Champagne, chercheuse et graphiste canadienne formée à l’Institut Sand­berg aux Pays-Bas. Le site incorpore bannières publicitaires, grands titres et étiquettes ridicules avec des vues des œuvres et des installations d’Adrien Guillet. Par loyauté à ses soubasse­ments économiques, le texte est composé dans cette police de caractère bâtarde qu’est Arial, copie bon marché d’Helvetica commandée par Microsoft à l’époque de la bulle .com. Qui plus est, le site est construit avec Cargo Collective, un système de gestion de contenu américain qui confine l’hébergement Web sur un serveur « en nuage » d’Amazon. Avec Cargo, impossible d’être hébergé ailleurs. Comme Metahaven a un jour écrit, dans les pages de la revue e-flux, nous sommes tous « Captifs du nuage4 ».

Le capitalisme n’est pas inévitable. Pour le moment, il est partout. Adrien Guillet y jette un éclairage nécessaire en se tournant vers la théorie, l’histoire de l’art et les matières de sa propre vie avec un brin d’absurdité et une tonne de ludisme. Bienvenue dans son espace sur le Web. ❙




  1. The Happiness Industry: How Governments and Big Business Sold Us Well-Being, William Davies (Londres, Verso Books, 2016).
  2. The Asset Economy, Lisa Adkins, Melinda Cooper et Martijn Konings (Cambridge, Polity Books, 2020).
  3. Les sentiments du capitalisme, Eva Illouz (Paris, Éditions du Seuil, 2006).
  4. « Captives of the Cloud: Part I », Metahaven (e-flux journal no. 37, 2012).

Traduit de l’anglais par Daniel Canty
Correction par Luba Markovskaia