Montréal, Québec




Paris, France





Spinning Wheel


par Clare
Mary Pouyfoulhoux



« Un homme fit Dieu avec le visage d'un héro », dit l'horloge en sonnant la première heure d'une nouvelle journée.

Il fut un temps où nous, les hommes, prîmes la décision d’explorer l’univers. Et on se mit à construire et à peindre des navires. On était enthousiastes. On allait témoigner. On allait ramener de la nouveauté à nos épouses angoissées. On allait raconter à nos frères des histoires de plaisirs exotiques à couper le souffle. On allait répandre bonheur et dignité partout. La beauté de la vie, il faut le dire, repose dans la quantité de bonne volonté que chacun d'entre nous porte dans son petit réservoir d'émotions qu'on appelle « cœur ». On veut partager avec les autres, on veut les comprendre. On veut que la richesse transforme des voisinages tristes et sordides en havres de joie. On veut aider à construire de nouvelles écoles et apporter de la quiétude à des paysages désolés. On veut apprendre, à travers l’art, la complexité de l’âme humaine. On veut que les couleurs des affiches sur le mur soient assorties avec le canapé et qu'elles soient de magnifiques souvenirs de moment émouvants. On a les meilleurs intentions. Du coup on dit et on fait ce qu’on croit être bon. On atteint notre but. On réussit. On accomplit nos tâches. On est la fierté de nos pères, de nos mères et de nos sœurs. On n’a aucun secret.

L’objet comme un pense-bête : je ne dois pas oublier. J’y étais, vraiment. Cela signifie quelque chose. Pour moi et pour vous aussi – ou, en tout cas, cela devrait. Regarder. Désirer. L’objet brille. Il vous aide à oublier cette brûlure dans votre âme. Vous le mettez dans votre sac et puis vous le suspendez au mur. Vous utilisez un marteau pour enfoncer le clou. Il va avec le décor et en dit long sur vous, sur la façon dont vous avez construit votre esprit, dont vous avez suivi ce que vous avez vu, ce qui a été dit, ce que vous croyez que vous devriez être. À votre façon.

À partir de 1922, le fabricant automobile français André Citroën décide d’étendre l’activité de son entreprise en Afrique, prenant part à la grande mascarade coloniale qui mêlait alors de prétendus idéaux philanthropiques aux intérêts commerciaux. Il y a le fantôme de la première guerre à oublier, l'immensité du désert, le pouvoir de l'industrie. C’est un moment dans l'histoire que personne ne comprend.

Le sable efface tout, les souvenirs tout comme les routes. Du soleil brûlant et du sable qui vole sans cesse. Un rêve surgit du désert, un rêve immense qui se propage comme une maladie et qui contient, en germes, des milliers de rêves à venir : des gens dans des engins à chenilles lustrés, se promenant sous des palmiers, tuant de magnifiques lions et prenant en photo des indigènes – des preuves. Des hôtels monstrueux, comment la luxure crée un désir. Toute la question de la foi déplacée, déformée et redirigée dans des objets. Pas de deuil. Les choses vont et viennent comme des voitures, d’un bout à l'autre, à travers le sable, profondément dans la nature. Le but du projet étant que les gens seraient heureux et que le progrès apporterait du bon sens qui, à son tour, apporterait de la joie à toute la population.

André rêvait. Son père l’avait fait avant lui. Son père avait rêvé et parié sur l’Afrique, puis avait tout perdu. Mais, après tout, André avait beau rêver, il avait toujours eu de bonnes idées. André avait tout préparé. Le projet s’appellerait CITRACIT. Il s’agirait de dompter le désert, il s’agirait, pour la France, d'enfin vaincre l'Angleterre dans la grande bataille pour la première place mondiale de Terre de Sagesse. Cela prouverait l’efficacité de l’automobile comme moyen de transport et surtout le confort et l’élégance des véhicules Citroën. Des voitures seraient vendues, les gens voyageraient et rêveraient de voyager. Les « sauvages », eux aussi, rêveraient. Et pourtant cela n’a jamais lieu. Le projet CITRACIT est annulé. Les gens ne rêvent pas. Tout est effacé et remplacé aussi vite que possible. Le 28 octobre 1924, huit engins à chenilles quittent Colomb-Béchar pour La Croisière Noire : des scientifiques, un peintre et des photographes avec un objectif anthropologique en tête sont envoyés dans les contrées « sauvages » et ardentes de l'Afrique. Ils ont même un cuisiner personnel pour s’assurer qu’ils sont bien nourris.

Adrien Guillet n’a rien à voir avec Citroën et n’a pas de penchant particulier pour les voitures ou encore pour l’Afrique en soi. Cependant, il aime les jeux. Des jeux qui, par exemple, utilisent la fiction afin d’éclairer les recoins de la réalité. Imaginons que CITRACIT ait bien eu lieu, que le projet ait duré et permis à des gens très riches de partir en safaris. Parce que cela aurait pu durer, malgré l’effacement incessant des routes, le besoin de chameaux pour apporter de l’essence et des vivres tout au long du trajet et le manque total d’efficacité du projet. Malgré tout cela, les gens se seraient amusés. Il auraient pris des photos, raconté des histoires de paysages exotiques et de drôles de bêtes, ils auraient acheté des souvenirs. Il faut cependant remarquer que l’absurdité de tout ce projet n’a pas été la raison de son échec. Non, la vraie raison, c’était la peur. Ce léger frisson à l’idée d’indigènes se rebellant, attaquant les caravanes et volant toutes les affaires des courageux aventuriers – ces aventuriers qui partaient en exploration à cause de l’idée même de l’humanisme colonial.

Aussi, au même moment, mon arrière grand-père faisait des maths pour Renault. Et, dans peu de temps, il allait y avoir des voitures avec de vraies ROUES capables de traverser le désert. Et, disons-le clairement, aucune chenille ne peut rien faire contre de vraies roues qui tournent.






Des années plus tard, les vitrines des boutiques scintillent. La lumière, ici, est précise : des petits cadeaux sur le sol, sur le mur, sur les étalages. Achetez-moi, achetez-vous, achetez-nous pour vous sentir entier. Pensez à m'abandonner puis gardez-moi. Admirez-moi. Battez-vous avec votre voisin, avec votre père pour m’acheter, moi, la dernière copie, celle dont vous avez besoin sur votre mur, dans votre sac, sous la poussière de votre grenier. Rêvez comme je l’ai fait avant vous. Je suis conçu pour vous faire rêver ou au moins pour vous faire vivre avec votre rêve ou bien pour vous le faire oublier. Achetez-moi.






Des gens passent devant. Voient-ils, alors qu’ils digèrent leur déjeuner dominical, l’histoire de la bataille entre la roue et la chenille ? Comprennent-ils l’immensité du rêve d’André ? Est-ce qu'ils veulent l’objet ? Y a-t-il des Noirs dans le public ? Devrions-nous les appeler les gens d’origine africaine et est-ce que cela a une importance ? Est-ce que nous pensons encore ? Pourquoi sommes-nous ici ? Le musée est un temple, la boutique est un temple et la rue une scène, un temple, un espace public, un no man’s land, ma propriété. ❙